Aujourd'hui j'ai fait
un truc un peu dingue et évidemment complètement interdit. Depuis
quelques semaines je me dis que Fred me considère comme une petite
bourgeoise coincée du cul. C'est peut-être pour ça qu'il alterne
le calculage/décalculage. Je me suis dit qu'il fallait je fasse des
trucs un peu plus rock-n-roll vu que lui je le vois se métamorphoser
en punk/new-wave à vue d 'œil. A midi, Marie-Georges, ma copine qui
écoute du hard rock et qui prend la Flèche d'Allauch avec moi m'a
proposé d'aller à Las Vegas. Marie-Georges et moi on se connait
depuis la sixième, on prend le bus ensemble tous les soirs jusqu'à
ce que mort s'ensuive. Avant, on était comme les autres filles, on
passait notre temps à la papeterie en face du lycée à s'acheter
des figurines Panini pour nos albums Lovely Doll, des gommes
transparentes qui sentent tellement bon que jamais de ta vie tu vas
gommer
Gomme qui sert à rien mais qui sent bon
avec et des étiquettes Little Twin Stars que l'on colle dans
nos carnets Pierrot Love. On bavait aussi sur les pochettes ou encore
mieux les valisettes dessinées par Gerry The Cat avec des séries de
meufs maquillées hard-chinese, coupe sanglier et giga-noeud à la
con dans les cheveux. Mais elles valaient au moins 100 francs alors
laisse béton. On passait notre temps à fabriquer des scoubidous, il
y a avait une nana complètement cinglée dans la classe qui en avait
tressé un en couleurs pastels et qui le couchait entre deux kleenexs
comme un bébé. C'était une vraie débauche de plumiers Marylin
Monroe et de stylos Charlotte aux Fraises notre classe, je te jure,
on était pathétiques. Moi, je faisais un peu gaffe, j'ai vite
compris qu'avec les 35 balles d'argent de poche que mes parents me
donnent par semaine je pouvais m'acheter des pizzas et des crêpes à
la place des gommes qui sentent bon mais qu'on peut pas manger. On
rigole pas trop dans la famille avec la bouffe, toute la famille du
côté de mon père sont boulangers-pâtissiers comme pas mal
d'italiens, je suppose. Mon grand-oncle a encore une
pâtisserie-confiserie en face du Lycée Michelet qui s'appelle “le
Petit Prince”, j'ai passé mes mercredis après-midis dans
l'arrière boutique à me gaver de sablés trois trous à la
confiture de myrtille. Il y a un miroir sur la porte pour mater ce
qui se passe dans le magasin. Quand mon oncle récupère un gros
billet de 100 ou 200 F, il le laisse pas dans la caisse, il le met
derrière planqué, il a déjà été braqué, même que c'est ma grand-mère qui
a sorti le braqueur parce que c'était Noël et qu'elle en avait
plein le cul de plier des marrons glacés dans du papier doré.
Bref,
avec Marie-Georges on était bien sage, en trip Holly Hobbie et
scoubidou, et puis ça lui pète, elle me dit laisse tomber la
cantine on va à “Las”. Moi j'ai tout de suite pigé de quoi elle
parlait, mais bon s'il y a bien un truc que mes parents m'ont
interdit c'est d 'aller là bas. Comme je l'ai déjà dit, c'est un
snack/ salle de jeu en bas de la Rue Guy Fabre. C'est surtout
fréquenté par des grands du lycée ou des gens d'ailleurs, pas trop
par des merdeuses qui collent des figurines Panini dans des cahiers
Lovely Doll. Y a quelques mecs du collège qui y vont, mais ils
essayent surtout de traîner à un autre snack le Well's Fargo, plus
fréquenté par des jolies filles de secondes qui en ont rien à
traire de leur misère sexuelle. Donc à midi, on s'escape en douce
par la rue Guy Fabre et on va à “Las”. J'ai le ventre qui
gargouille, Marie-Georges me sourit, rentre et fait la bise au
patron direct, celui qu'on appelle “Le Baron”. Il a au moins
quarante ans et pas l'air sympa du tout. Elle commande un
Americano-jambon, je ne sais pas ce que c'est mais ça m'a pas l'air
génial alors je prends un tournedos-frites avec un Indien.
(orangina/grenadine). C'est terriblement enfumé à l'intérieur, je
distingue les baby foots en enfilade, le juke-box sur la droite et au
fond les flippers. Des nanas déposent leurs sacs Longchamp derrière
le comptoir, on fait pareil. Y a une pancarte qui dit que le lieu est
strictement interdit au moins de seize ans mais on se colle des
Royale Menthol dans la bouche et on crapaute pas pour bien montrer
qu'on est vieilles. Les mecs s'excitent à mort autour du baby, ils
disent pas de gamelles, pas le droit de tirer des demis, je comprends
rien. A gauche, il y a les flippers, à droite les jeux
électroniques, on me dit que c'est des jeux d'Arcade. Moi, je sais
juste jouer au pong avec Alice, c'est un ordi rouge qui ressemble pas
mal à mon mange-disque. C'est marrant les jeux se chargent sur mon
magnétophone à cassette et la nana sur le mode d'emploi a l'air
trop zen yoga, ça dit “Le Basic en Douceur” alors qu'en vrai ça
fait trop chier mais mon père il veut qu'on l'apprenne mais ça nous
emmerde avec ma soeur alors il nous court après avec son manuel de
Basic et on fait pareil que quand ma grand-mère nous parle corse :
on se casse en courant. Je m'approche du Juke Box, il y a des tas de
45T au mur. On en a plein à la maison et des pas trop mauvais, elle
a des goûts jeunes ma mère. Elle nous a ramené Madness par exemple
Night Boat To Cairo avant
tout le monde. Ce qu'elle supporte pas c'est les chanteurs français
qui font des reprises à trois francs, genre Ringo pour Video
Killed The Radio Stars des
Buggles lui il chante
Dites moi qui est ce grand corbeau noir? Je
n'ose y croire. Elle
dit que Mireille Mathieu c'est une chèvre puissance douze qui
massacre Woman
In Love
de Barbra Streisand. Elle supporte pas les versions non-originales ma
mère, même pour Memory
elle fait la difficile, elle dit que Elaine Page l'a crée en premier
et que c'est sa version qui est la mieux pas celle de Barbra.Mon
père sorti de Brassens, Bobby Lapointe ou Reggiani, il aime pas grand chose. Il a vu plein de monde à
l'Alcazar quand il était jeune mais il dit que c'est tous des nazes,
surtout Aznavour qu'il trouve sinistre,, ah si
son exploit c'est d'avoir acheté l'album Melody Nelson par
Gainsbourg avant tout le monde. Moi j'aime pas trop Gainsbourg, je le
trouve dégueu, mais Melody Nelson c'est bonnard, surtout “Cargo
Culte', je fais que la jouer sur la chaîne de ma mère, celle que je
dois pas trop toucher parce que le saphir coûte un bras. On va poser
nos vestes sur un flipper au fond de la salle.
Putain bougez pas je reviens, j'entends un espion derrière la porte de ma chambre.
Fred, Fred, Fred, je n'ai plus que ce prénom à la
bouche. Je le vois chaque jour et j'enregistre un peu plus de
détails. Il s'est mis un ptit bonnet comme le chanteur de Talk Talk
avec juste la mèche qui dépasse. J'aime bien Talk Talk même s'ils
sont super vilains, aussi vilains que Tears for Fears. Il y a leurs
pochettes de 45T punaisés au dessus du Juke Box à Las Vegas, une
salle de jeux qui fait snack aussi en bas de la rue Guy Fabre. Je n'y
suis jamais rentrée c'est totally verboten, je pense que si
j'y mets un pied ma mère me force à porter un chignon jusqu'à la
fin de mes jours. Je sais juste que le patron s'appelle le Baron et
que les filles de Troisième qui y sont allées sont super fières
parce qu'il leur a fait la bise. Moi aussi j'ai été super fière
quand Dédé le chauffeur de la Flèche d'Allauch m' a fait la bise
pour la première fois. Dédé, c'est le seul noir de tous les
chauffeurs et il est cool, les autres ils font rien que nous
engueuler.
Donc je suis toute exaltée, à table avec Fred on se
lance des regards mortels, on appelle ça “calculer”, il m'a
calculée, il m'a pas calculée. Le décalculage, ça c'est la grosse
affaire. Ca marque mal quand on te calcule pas c'est la
grosse honte, such a shame quoi. Moi Fred je le calcule à
mort, mais Ariane (ma copine Flashdance qui met des guêtres
jacquards par dessus ses collants rose fluo) m'a dit que ça marquait
mal. Je vais encore m'énerver et
écrire comme une rageuse mais je vois pas pourquoi nous les filles
on devrait attendre comme des mozzu comme
dit ma grand-mère de Lugu-Di-Nazza en Corse. Je crois que je suis
crok' de Fredéric, ça y est mon petit cœur d'artichaut va à
nouveau morfler. Quelquefois j'ai l'impression que mon coeur c'est
comme un mini paquet de Kleenex avec les feuilles toutes serrées à
l'intérieur et une fois qu'elles sont sorties c'est trop le bordel
pour les faire rentrer à l'intérieur et l'attache en plastique elle
saute tout le temps. MARC me recalcule depuis cette semaine, il doit
savoir que j'organise une boum pour mon anif et sûrement qu'il doit
gratter . Le 9 mars, j'aurais enfin quatorze ans. Et je vais y aller
de ma boum moi aussi. En ce moment tout le monde en fait, Roland
aussi il en fait une, il me drague comme un malade, il m'a filé sa
gourmette mais j'avais déjà celle de mon pote Gabriel au poignet.
J'aime trop le prénom Gabriel alors j'ai laissé tomber celle de
Roland. On dirait qu'ils se donnent tous le mot pour me brancher
alors que moi je suis à fond sur Fred qui bouge pas d'un centimètre.
Je dois faire mon explication de français pour demain c'est un poème
de Prévert “Le Désespoir est assis sur un banc”. Le mec qui
vous appelle quand on passe ou simplement qui vous fait signe mais en
vrai il faut se tailler sinon on est trop malheureux avec lui. Comme
Fred en fait, il bouge pas plus qu'un mozzu, un bout de bois mort. Ou
le chanteur de Talk Talk, qui remue à 2 cm à l'heure alors que la
vie se déroule à cent à l heure en arrière-plan.