mardi 4 avril 2023

GRAND PACIFIC CITRON

 





Grand Pacific Citron.


Dans ma main, je le tiens. Une promesse, un voyage, un frisson, l’évasion, je le tiens mon grand Pacific Citron. Je referme mes doigts sur le bâtonnet, je le tiens entre le pouce et l’index, comme sur le panneau publicitaire visible à l’entrée du cinéma. En bas à droite, le petit esquimau des Glaces Gervais me garantit un bon moment tandis qu’au loin se découpe la silhouette d’un atoll paradisiaque, sur une promesse de crépuscule tropical. 


Une fois assise, je sors la glace de son emballage, lentement, découvrant sa forme allongée, son extrémité arrondie, et ses aspérités à la surface. Je suis avec une copine  blonde au carré parfait et lisse. La journée, son une-pièce turquoise à l’échancrure brésilienne, révèle ses longues jambes bronzées, et les zones plus claires de son aine et de ses aisselles. Je la regarde rire avec l’aisance des filles qui n’ont pas peur des poils ni des bourrelets. Elle ferme à demi ses paupières lorsqu’elle s’allonge sur les rochers, ses longs cils filtrent son regard vert émeraude. Elle sent bon l’ambre solaire, je meurs d’envie de toucher ses cheveux dorés, de poser mes doigts à l’échancrure de son maillot brésilien, où traîne peut être encore un parfum âcre de crème dépilatoire. Les garçons de l’été s’agitent autour d’elle, parlent fort, multiplient les plongeons carpés, les sauts de l’ange, les saltos. Eux aussi, je les dévore des yeux, leurs sexes plaqués sous leurs bermudas à fleurs, leurs mollets poilus, zébrés de cicatrices blanchâtres, leurs mains et leurs genoux écorchés lorsqu’ils se hissent sur les rochers, leurs cheveux mouillés mi-longs qu’il secouent avec dédain pour les rejeter en arrière. 





Assise dans le fauteuil du premier rang, je ferme les yeux. A bord de mon hydravion jaune, je me pose sur les eaux turquoises de l’atoll. J’ôte ma combinaison de pilote, mon maillot à l’échancrure brésilienne galbe mes jambes parfaites, je serre sur mes cheveux humides un bandana citron. Là bas, dans la cabane sur pilotis, un homme  prépare une boisson anisée qu’il verse dans un verre rempli de glaçons. Je plonge, on voit mon corps exécuter un crawl impeccable, ce qui me permet d’éviter de justesse le requin prêt à croquer mes fesses lisses comme un caramel. Je gravis l’échelle du ponton, mon pied nu, impeccablement pédicuré, laisse une trace sur le plancher qui s’évapore sous la chaleur. Je rejoins l’homme dans la cabane, saisit le verre dont la fraîcheur fait se condenser des gouttelettes sous mon nez parfait.



J’ai croqué dans  l’esquimau. Mon cerveau se fige instantanément. Je pousse un soupir, le garçon assis à côté tourne légèrement la tête, et dépose une veste noire à doublure écossaise sur le siège qui nous sépare. A la naissance de son poignet, s’entrelacent les lignes bleutées d’un tatouage inachevé. De lui, je n’aperçois que le profil, le nez fin, les cheveux mi-longs, un peu auburns  encore frais de la douche prise à la sortie de la plage, des lèvres pleines et cette main blanche au longs doigts qui repose sur le blouson comme une fleur  coupée.  


Une nouvelle bouchée vient geler mes incisives. La salle est plongée dans le noir. Sur l’écran se dessine, comme en négatif, le portrait d’une femme. Sur le siège, la main, elle, est toujours là, comme un éclat de porcelaine poli par les vagues, réflétant le bleu infini de l’écran. Je m’accroche au batônnet comme à un radeau de survie. Mes doigts se font relais, terminaisons électriques, extrémités chargées d’énergie brûlante, lorqu’ils se posent à quelques centimètres de ceux du garçon. 


Dans la lumière ocre d’une chambre étroite deux corps nus s’étreignent, un tableau animé qui sanglote et qui gémit, au rythme du mouvement du bassin de la femme.  Sa toison noire a des boucles serrées comme de l’astrakan, ses dents de louve mordent l’épaule de son partenaire. De lui, je ne vois que les cheveux humides, les fesses qui ondulent et un poignet de force sur le bras musclé qui cloue la femme au lit, comme pour l’exorciser. Les gémissements s’accélèrent, puis plus rien, un appel d’air, une prise de souffle avant le soupir final et synchrone. Le bâtonnet glacé repose sur ma langue, la crème au citron coule sur mon menton, les doigts du garçon viennent de s’emparer de ma main gauche.



Les relais, les terminaisons, le courant électrique à haute tension, tout s’enclenche dans un halo de lumière saturée d’une diapositive Kodachrome. Les mains ne se lâchent pas, imbriquées, connectées, elles traversent le temps et l’espace, elles sont maintenant au dessus de ce rocher que l’on appelle Tahiti, dans un port de la Côte Bleue, avec la mer turquoise quatre mètres plus bas. Un appel d’air, un soupir, un élan, les corps qui sautent ensemble, qui pénètrent la masse liquide en même temps, le fracas de l’onde qui résiste, l’eau salée qui entre par tous les orifices. Les mains s’amalgament, se tendent vers le haut en direction des bulles d’air. Elles voyagent à la vitesse de la lumière, comme deux parallèles qui se sont enfin rencontrées, elles font surface ensemble, tandis que les bouches aspirent les premières goulées d’air. Les mains ne se lâchent plus, elles s’étreignent, s’embrassent, nimbées dans l’or de l’instant, elles exhalent des soupirs de désir ténu dans l’obscurité de la salle.



A l’avant d’un grand huit lancé à toute vitesse, écrasée sur mon siège par la main qui me maintient de toute la force de son poignet, mon coeur essouflé chauffe ma peau, un foyer d’incendie se propage entre mes cuisses, mon corps est une cabane sur pilotis qui se consume instantanément. Le bras qui me cloue au siège se fait cercle de fer, il s’épaissit, se couvre de poils tandis qu’une plume invisible achève d’y graver des mots à l’encre indélébile. Je suis le réseau social de ce corps qui m’écrase, les conversations secrètes qu’entretiennent les pleins et les déliés des lettres imprimées dans la chair, les cicatrices blanchâtres de blessures anciennes. Je survole les monts, les vallées, les dunes saupoudrées d’un duvet d’argent, je souffle, je nettoie et je passe. Les fluides de mes terminaisons nerveuses parcourent le visage, la moue enfantine, un peu durcie sous le poil dru de la moustache, le nez fin et poli comme du vieil ivoire, les sillons du front, la couronne de cheveux blancs, les yeux outrenoir qui avalent la lumière. 



Trois notes de piano serrent ma gorge, le vent expire dans un bout du monde perdu aux airs de Louisiane. Sur l’écran, l’homme et la femme sortent de la foire du monde. Plus rien sur le bout de ma langue et rien dans le creux de mes mains, juste le désespoir et le ravissement de ne pas avoir su retenir la saveur d’une glace trop sucrée, ni les bulles remontant à la surface après un plongeon. La main se retire comme une vague, les derniers feux d’un crépuscule déposé sur sa peau disparaissent. 




Une fois la lumière rallumée, le garçon passe ses doigts rapidement dans sa chevelure sèche pour en rectifier le pli, se saisit rapidement de la veste à doublure écossaise, en fouille les poches pour en extraire un emballage de chocolat glacé qu’il roule en boule avant de le jeter par terre. Je me retourne vers ma copine blonde, qui me signifie d’un clin d’oeil, qu’elle le trouve pas mal. Punaisée sur la porte d’entrée il y a l’affichette publicitaire des glaces Gervais. Le plastique qui la recouvre se décolle par endroit et les couleurs se sont ternies mais si on ne regarde que d’un certain côté, elles paraissent aussi vivaces qu’au premier jour.